Préface au « Catalogue Informatique »

IGA Henri Boucher

En octobre 1953, affecté depuis un an à l'Etablissement de Ruelle (Charente)pour participer à l'étude d'un missile antiaérien, je suis chargé par le responsable de l'étude de créer, ex nihilo, un simulateur analogique universel qui devra permettre les études de guidage du missile. Comme viatique pour ce voyage dans l'inconnu, un petit schéma griffonné sur un coin de table du principe de l'amplificateur à courant continu, et l'adresse de l'unique industriel français qui sache en fabriquer, la Société d'Electronique et d'Automatisme (SEA) à Courbevoie, dirigée par Monsieur François-Henri Raymond.
Aucune littérature n'existant sur le sujet en France, je m'abonne sur le champ à la revue américaine la plus appropriée, les Proceedings of the IRE, un mensuel de poids, 300 pages d'électronique de haut niveau. Ce n'est que dans le courant de 1954 que je trouve le temps de parcourir le numéro d'octobre 1953, Spécial Computers, quoi que cela puisse vouloir dire car à l'époque il n'existe rigoureusement rien en France sur ce thème : pas d'enseignement, pas de recherche, pas d'industrie.

Au milieu d'un jargon technique que je ne maîtrise donc absolument pas, je découvre au fil d'une vingtaine d'articles répartis sur 300 pages serrées que presque toutes les administrations américaines, et même certains industriels, se sont lancés depuis quelques années dans la construction expérimentale de machines à calculer électroniques fonctionnant non pas sur le principe analogique qu'on m'a proposé pour mon simulateur, mais sur une transposition électronique des machines à manivelle que j'ai utilisées pendant mes années d'école pour les calculs de mon projet d'avion.
Plus je lis, plus je trouve cette idée séduisante, même s'il est évident qu'on en est aux balbutiements. La plupart des articles parlent de technologie, chacune des machines décrites ayant la sienne, et il me faut plusieurs balayages attentifs des textes, des schémas et des images, pour découvrir l'infinie variété des problèmes et des tentatives de solution, et comprendre les problèmes de base :

Parmi tous ces articles sur le matériel, les articles de deux industriels que je découvre, IBM et Remington Rand, se différencient en expliquant comment on se sert de leur produit :

Bref : quand j'ai fini de lire, puis de relire, et finalement d'assimiler tous ces articles, j'ai reçu une véritable révélation, et décidé de mon avenir : il va être totalement consacré à cette invention extraordinaire, et cela de deux manières :

  1. à titre personnel, tout savoir sur cette nouvelle technique, grâce à une forte relation avec tous les constructeurs susceptibles de travailler avec nous et pour nous. A l'époque, seules la SEA et IBM France ont accepté cette relation qui, des années plus tard, s'est étendue à la plupart des industriels américains de la profession..
    Simultanément, je prenai position publiquement en cotisant à l'ACM aux USA, et à l'AFCALTI naissante en France.
  2. mais aussi et surtout, diffuser en le structurant tout ce que j'apprenais. D'où les rapports de mission enthousiastes sur mes découvertes chez IBM et à la SEA, mes cours à Toulouse, la rédaction de synthèses sur des sujets cruciaux pour la défense comme le projet SAGE, la publication de mon premier livre, pour commencer, jusqu'à ce qu'on me convoque à Paris en 1958 pour me dire :

« Vous faites beaucoup de bruit ; dites-nous pourquoi vous croyez que les machines arithmétiques ont de l'avenir »

avec la conséquence évidente que, bêtement, je n'avais pas vu venir : une mutation à Paris en 1962, et une évolution de carrière où progressivement, la pédagogie et la recherche ont remplacé le schéma classique du métier d'ingénieur.

Le PIRE de 10 / 53 a été la première pièce d'une documentation qui, 47 ans plus tard, soit cinq ans après ma retraite quand mon cours à l'ENSTA a été supprimé, encombrait suffisamment mes placards pour m'obliger à une décision : archiver ou détruire.
A ce moment, la situation de cette documentation était la suivante : 20 classeurs alphabétiques contenaient quelque 500 fiches, rédigées à la main pour la plupart, dactylographiées pour les plus récentes, sur un imprimé standard en forme de chemise, dont je m'étais doté avec la bénédiction de mes chefs de Ruelle, et dont le stock m'avait suivi à travers mes cinq autres affectations ; chacune de ces fiches décrivait soit une machine, soit une architecture de gamme, et contenait en vrac des photos et des extraits de presse, en plus d'informations descriptives et, dans les meilleurs cas, de courtes monographies de mon cru, et la liste des documents afférents, avec leur localisation dans mes boites d'archives.
Des piles non triées de photocopies et d'extraits de presse découpés contenaient les matériaux moins structurés, relatifs à 500 autres machines, trop peu documentées pour que je me décide à créer une fiche.

Mon premier travail a consisté à ouvrir une Base de Données Works, Ordicat.wdb, simple outil de classement dont presque toutes les colonnes contenaient des pointeurs vers une fiche, une boite d'archive, un numéro de page dans un compte-rendu de congrès, ou une autre ligne de la BD, et je l'ai remplie progressivement en explorant, l'une après l'autre, toutes les pièces de ma documentation.
À l'issue de cette première phase, la documentation était classée dans un ordre alphabétique à deux niveaux, constructeur puis machine, avec malheureusement de nombreuses exceptions dues aux licenses entre indus- triels et aux situations fréquentes où l'administration cliente d'un prototype avait sous-traité tout ou partie de la construction à un industriel ou à une université.

Dans une deuxième phase, j'ai repris toute la documentation, créant une fiche, même très pauvre, dès lors que j'avais une photo à y coller. Si je n'en avais pas, je rédigeai une minisynthèse numérotée, donc pointable par la BD, dans un nouveau document, exclusivement «texte Works», qui grandissait lentement dans mon PC de l'époque.
Très vite, cette procédure de routine a cessé de me plaire, et les entrées successives trop brèves dans mon catalogue m'ont paru ridicules. Avant même d'avoir épuisé la lettre A des constructeurs, j'avais décidé de n'ouvrir une nouvelle rubrique que pour un nouveau constructeur, et d'y inscrire toute sa production, par ordre chronologique, y compris les machines qui avaient déjà une fiche. Dès ce moment, j'étais en train, sans trop en avoir conscience, d'écrire une histoire des constructeurs.
Le lecteur éventuel constatera facilement cette évolution dans le fichier Volume A de ce catalogue construit «au fil de la plume» pourrait on dire, avec l'avantage essentiel que le traitement de texte autorisait les retours en arrière sans griffonnages : les premières rubriques sont de simples microfiches, et Apple est encore fragmenté par groupes de machines. Quand j'en arrive à General Electric et Honeywell, la forme historique est déjà bien en place. Avec IBM, elle est totalement délibérée, et structurée avec attention.

C'est seulement après avoir épuisé ma documentation américaine, et fait une pause consacrée à l'autocritique, que j'ai décidé de m'attaquer à la documentation française, très différente en ce sens que je joue un rôle dans l'histoire que je décris. Le lecteur constatera facilement que la rédaction de plusieurs des rubriques France, où je parle du Plan Calcul, de l'IRIA, du SCTI et du CCSA, a un caractère quelque peu autobiographique. Je n'ai pas à m'en excuser, car à l'époque j'écrivais pour moi seul, avec comme unique souci de transmettre aux archives une documentation assez organisée pour qu'on puisse la consulter facilement.

C'est donc en 2000 que j'ai pris contact avec le service des Archives de la DGA à Chatellerault, trouvant au bout du fil un interlocuteur enthousiaste, prêt - à l'entendre - à mettre cette documentation sur Internet, dans la mesure des possibilités techniques, que la rédaction manuscrite des fiches ne facilitait pas, c'est clair. Je ne pensais pas pouvoir faire autrement, cependant, parce que certaines pièces majeures, notamment les documents de maintenance IBM décrivant les micromachines des 370/148, 3031, S38, et la collection complète des Proceedings des East et West, Spring et Fall Joint Computer Conférences, avaient été achetées avec l'argent de l'Etat.

Souhaitant tout de même faire quelque chose pour Aconit, dont le projet me plaisait, j'ai pris contact avec le responsable de l'époque, qui est venu à mon domicile de Champigny prendre livraison de mon ancien calculateur PDP 11/23 avec imprimante à aiguilles et monumentale documentation, en parfait état de marche, auquel j'avais joint une pile de photocopies de fiches jugées essentielles (Control Data, Cray, IBM et Univac) et des disquettes de la BD et du catalogue.
Après une longue attente, j'ai été péniblement surpris d'apprendre, en appelant téléphoniquement ce respon- sable, qu'il n'avait pas pu lire mes disquettes, rédigées en Works 3.11. Vexé, et étonné qu'on ne puisse trouver, dans les collections de l'Aconit, un PC comprenant ce Works, j'ai tout de même procédé aux conversions à mon premier changement d'ordinateur, et ce sont des disquettes en Works 4.5 qui ont fait, en 2001, le voyage de Chatellerault à bord d'une camionnette venue prendre livraison de mes 200 boites d'archives. Mais là aussi, les années suivantes ont été silencieuses. J'ai finalement fait en 2006 le voyage de Chatellerault, où j'ai découvert que mon interlocuteur était mort, et que son remplaçant donnait priorité, sur Internet, aux plans de navires qui attiraient une grosse clientèle de maquettistes.
Cela dit, mon catalogue avait été traduit en Word et placé sur l'Intranet de l'établissement, et mon matériel était archivé dans de bonnes conditions. J'ai pu vérifier que, partant soit de la BD, soit du catalogue, je pouvais rapidement me faire apporter la boite d'archives ou le document pertinent pour consultation.
J'ai donné à l'établissement la licence gratuite de diffusion du catalogue, oeuvre personnelle, mais il parait que toutes les notices et manuels des constructeurs sont protégés jusqu'à 2050 par la réglementation, ce qui me parait abusif : la plupart des constructeurs de l'époque ont disparu, et les rares machines citées qui survivent sont dans des musées. Rien ne s'est passé depuis lors.

C'est donc avec surprise que j'ai appris cette année 2011, par mail de mon ancien camarade et ami Claude Kaiser (X57) devenu professeur / chercheur au Conservatoire des Arts et Métiers, qu'Aconit venait d'ouvrir une galerie virtuelle que j'ai aussitôt visitée avec intérêt.
La prise de contact avec l'actuel responsable, auteur de la galerie, l'a conduit à juger possible et utile la diffusion de mes travaux, et je dois donc prévenir le lecteur :

Mais je pense que l'histoire des compagnies pionnières, de leurs oeuvres débordantes d'imagination, et de leurs combats acharnés pour conquérir ou garder une part de marché, présente encore de l'intérêt. C'est aussi le cas, à mon avis, de l'histoire des langages de programmation à travers lesquels ma génération a essayé de les amadouer, car ils sont la modeste part de l'informatique qui pouvait revendiquer sincèrement un statut scientifique, tout le reste étant pure technique. On comprendra facilement, de la part d'un ingénieur, que ce n'est pas du tout péjoratif.

Je vous souhaite donc une bonne lecture, et demande votre indulgence pour les parties du texte qui n'ont plus d'intérêt. Les tables des matières devraient vous permettre de les ignorer.

Champigny, 2011-10-13

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